
Auteur de nombreux romans policiers historiques et d’une histoire de la Russie, Boris Akounine (de son vrai nom Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili) est l’un des plus célèbres écrivains russes contemporains. Critique de la politique de Vladimir Poutine, il a fui la Russie en 2014, “dégoûté” par l’annexion illégale de la Crimée. Vivant désormais en exil à Londres et observateur horrifié par l’agression du Kremlin contre l’Ukraine, il a créé l’an dernier, avec notamment le danseur Mikhaïl Barychnikov et l’économiste Sergueï Gouriev, la fondation True Russia (la Vraie Russie), visant à venir en aide aux réfugiés ukrainiens et aux Russes ayant quitté leur pays. Persuadé que le régime de Poutine finira par tomber, il pense que seule une révolution menée par le peuple russe peut provoquer cette chute (même si elle ne semble pas se dessiner pour l’instant). D’où la nécessité, selon l’auteur de L’Attrapeur de libellules, de rallier cette population aux idées démocratiques. Et, bien plus que les slogans, l’art est à ses yeux l’arme la plus efficace.
L’Express : La Russie a connu de nombreux dictateurs sanguinaires, d’Ivan le Terrible à Poutine, en passant par Staline. La Russie est-elle condamnée à l’autoritarisme ?
Boris Akounine : L’histoire de l’Etat russe zigzague entre “liberté” et “non-liberté” depuis de nombreuses générations. Une période de régime autoritaire ou dictatorial était suivie d’une période de réformes, voire d’une révolution, puis venait inévitablement une nouvelle étape d’oppression. Il n’y a rien de mystique dans ce manège, pas plus qu’il n’y a de dessein maléfique. Tout est très logique.
La Russie a été conçue à l’origine comme une puissance hypercentralisée. Il aurait été impossible de maintenir unifié un pays aussi vaste et diversifié autrement que par la force et la violence. Chaque fois qu’un mouvement vers la liberté a commencé, l’hypercentralisation s’est affaiblie et le pays a commencé à se désintégrer, ce qui a produit une sorte de “réaction de panique”. Toutes les réformes sont écartées et la Russie retourne à l’autoritarisme. La dernière fois que nous avons vu cela se produire, c’était dans les années 1990.
Le problème ne réside donc pas dans les dirigeants, mais dans la structure de l’Etat. Elle doit être radicalement transformée en une fédération ou, mieux encore, en une confédération. Ce n’est qu’alors que la démocratie deviendra possible. Mais, de toute façon, cela va probablement se produire prochainement. Dès que le régime de Poutine commencera à s’effondrer, il y aura partout des poussées de mouvements séparatistes. Il est très peu probable que, dans quelques années, un Etat russe tel que nous le connaissons existe encore.
Mais comment cela pourrait-il se produire ? Croyez-vous en une révolution menée par le peuple russe ?
Non, le peuple russe ne veut pas de révolution et il n’y a aucune force à l’intérieur ou à l’extérieur de la Russie aujourd’hui qui pourrait déclencher une révolution. Mais les révolutions n’arrivent pas parce que quelqu’un les veut ou les organise. Elles se produisent – toujours – lorsqu’un régime pourri s’affaiblit et s’effondre. Par exemple, en février 1917, personne en Russie ne croyait à la révolution et Vladimir Lénine, dans son exil de Zurich, projetait de construire le socialisme en Suisse. Puis boum ! l’empire s’écroule en une semaine.
L’empire de Poutine est condamné, c’est juste une question de temps. Cela dépend aussi du nombre d’erreurs que feront ses adversaires, et ils – ou devrais-je dire “nous” – font beaucoup d’erreurs, malheureusement.
Quelles sont, selon vous, ces erreurs commises par l’Occident ? Pensez-vous que l’Ouest ménage trop Poutine ?
Il y a deux facteurs qui vont – qui peuvent seulement, pour l’instant – détruire Poutine : les défaites militaires et le soulèvement populaire. Le premier facteur ne suffira pas, car les Ukrainiens auront beau se battre, ils ne prendront pas Moscou. Poutine ne peut être renversé que par son propre peuple.
A ces deux égards, beaucoup d’erreurs ont été commises, je crois. L’armée ukrainienne n’a pas été soutenue assez bien ni assez rapidement, ce qui a entraîné des pertes humaines supplémentaires. Et bien sûr, la politique “occidentale” à l’égard des Russes a été contre-productive. Au lieu d’arracher les Russes ordinaires au dictateur en soulignant qu’il est l’ennemi, et non le peuple russe, les gouvernements de nombreux pays occidentaux ont aliéné et antagonisé les Russes en introduisant différentes “punitions” pour les citoyens russes – même pour ceux qui fuient Poutine. Cela aide énormément Poutine et prolonge la durée de son règne.
Et cela répond aussi très bien à sa rhétorique selon laquelle “l’Occident est rempli de russophobie”. Des centaines de milliers de Russes ont quitté le pays parce qu’ils ne veulent pas participer à la guerre de Poutine. Ils ne sont les bienvenus nulle part, ils ne sont pas soutenus – en fait, on leur dit souvent de rentrer chez eux. Et beaucoup le feront, car ils n’ont pas le choix. Pas de statut juridique, pas d’argent, pas de possibilité de travail et beaucoup d’hostilité. Je pense qu’il devrait y avoir un programme de soutien pour les Russes qui s’opposent à la dictature.
Beaucoup de gens ont eu l’impression que les Russes n’ont commencé à s’inquiéter de cette guerre que lorsqu’ils ont commencé à avoir peur pour leur propre vie… Mais sont-ils vraiment contre Poutine, qu’ils ont si massivement soutenu après l’annexion de la Crimée en 2014 ? Les Russes sont-ils devenus des zombies, comme le dénonce l’écrivain Iegor Gran, fils du dissident Andreï Siniavski ?
Permettez-moi de vous rappeler que des leaders de l’opposition russe – Alexeï Navalny, Ilia Iachine [NDLR : militant et ancien député municipal de Moscou], Vladimir Kara-Mourza [NDLR : militant pro démocratie], comme d’autres, moins connus – sont emprisonnés. Que dans les premiers jours de la guerre, il y a eu beaucoup de protestations dans les rues et que plus de 15 000 personnes ont été arrêtées. Que refuser d’être enrôlé dans l’armée de Poutine demande beaucoup de cran. Ce n’est pas comme les gilets jaunes en France. C’est un Etat totalitaire, un Etat policier. Il ne peut pas être renversé par des manifestations. Je crains que cela ne se produise pas non plus en Iran, comme cela ne s’est pas produit auparavant au Venezuela ou en Biélorussie. Il faut une véritable révolution pour cela. Et une vraie révolution ne se produit que lorsqu’il y a une combinaison de crise du pouvoir et de mécontentement de masse. Donc, au lieu de traiter les Russes de zombies, il serait plus productif de leur dire à plusieurs reprises : “Nous savons que vous êtes les otages de Poutine, notre but est de vous libérer, alors aidons-nous les uns les autres.”
Certains observateurs estiment qu’il va falloir punir sérieusement les responsables de la guerre en Ukraine pour que le peuple comprenne une bonne fois pour toutes que tenter de conquérir et briser un autre peuple est condamnable. Pensez-vous que la Russie sera capable d’apprendre de ses errements, comme l’Allemagne l’a fait après 1945 ?
Je suis absolument certain qu’un processus long et méthodique de réhabilitation psychologique de la société sera nécessaire. Des années de procès, de désignation des coupables, de débats publics, etc. Ce processus ne doit pas être précipité ou vindicatif. Pas de chasse aux sorcières. L’objectif principal ne doit pas être la punition, mais l’immunité contre la répétition. Ce qui n’a pas été fait après l’effondrement du régime soviétique.
Pour que les Russes mènent leur propre révolution, il faut qu’ils se détachent de la propagande d’Etat télévisée. Comment faire pour rapprocher les Russes de valeurs plus humanistes et démocratiques ? Peut-on influencer ce peuple depuis l’extérieur ?
Bien sûr que oui. Nous vivons à l’époque d’Internet. Les Russes éminents qui ont émigré pour protester – écrivains, chanteurs, acteurs, artistes (nous sommes nombreux) – devraient faire appel à leur public qui reste en Russie. Non pas avec des slogans, car les slogans ne convainquent jamais, mais avec leur art, qui est l’outil de propagande le plus puissant. Le problème est que nous sommes isolés, beaucoup parmi nous sont déprimés, il y a une forte tendance émotionnelle à l’auto-annihilation (“nous devons tous nous taire maintenant après tout ce que nos compatriotes ont fait en Ukraine”). Mais je crois que la culture russe doit maintenant parler plus fort que jamais. Et que nous devons créer un portail, une plateforme, peu importe, pour une expression artistique russe libre et anti-dictature – ce à quoi nous travaillons en ce moment. Plus la censure sera sévère en Russie, plus ce type de travail créatif sera demandé.
A titre d’illustration (voir photo ci-dessous) : c’est ainsi qu’ils vendent actuellement mes livres dans les librairies russes – en cachant les couvertures et en indiquant que je suis un “agent étranger”.
Un livre de Boris Akounine dans une librairie russe. La couverture est cachée, et il est indiqué que l’auteur est un “agent étranger”
© / B. Akounine
Comment cette plateforme s’intégrera-t-elle dans votre association True Russia, qui vient en aide à des Ukrainiens, mais aussi à de jeunes russes ayant fui la guerre ?
La plateforme que nous sommes en train de concevoir sera une sorte de “section culturelle” du projet plus vaste True Russia. Ce dernier se concentre sur des choses plus pratiques, comme la collecte de fonds pour différentes initiatives qui aident les Ukrainiens. Au tout début, True Russia n’aidait que les réfugiés ukrainiens. En tant que diaspora russe, nous avons pensé que c’était quelque chose que nous devions absolument faire. Notre première campagne, en mars, a permis de récolter plus d’un million de livres sterling de dons privés. Puis il y a eu d’autres objectifs plus spécifiques, plus “petits”, consistant à aider des institutions ukrainiennes. Plus important encore, True Russia permet à ceux qui ont besoin d’aide d’un côté, et à ceux qui souhaitent aider de l’autre, de se trouver mutuellement, comme le font beaucoup d’autres projets similaires. Ensuite, lorsque nous avons constaté que de nombreux réfugiés russes ayant fui le régime de Poutine étaient dans une situation difficile, nous avons commencé à les aider également.
True Russia est une toute petite organisation, avec une toute petite équipe (dont le directeur Oleg Radzinsky travaille bénévolement, il n’est pas seulement un excellent écrivain, mais aussi un financier expérimenté, ce qui est une bénédiction), qui fait ce qu’elle peut. Le point fort de True Russia est que de nombreuses célébrités culturelles russes la soutiennent, d’où l’idée de créer ce centre culturel sur Internet. Il s’appellera Dom Kultury (Maison de la culture). J’espère que ce sera un endroit intéressant à visiter virtuellement. Pas facile à lancer financièrement, car l’argent est nécessaire pour des questions plus urgentes, comme l’aide aux personnes en détresse. Mais nous y arriverons.
L’image de la Russie a été terriblement dégradée par son agression de l’Ukraine. A tel point que certains Occidentaux vont jusqu’à boycotter la culture russe, si longtemps admirée, et brandie en étendard par le Kremlin. Mais en quoi la culture russe pourrait-elle légitimer une telle attaque ?
Historiquement, il existe deux cultures russes, l'”officielle” et la “non officielle”. La première a toujours été soutenue par l’Etat et, comme il s’agissait d’un Etat impérialiste, la culture qu’il parrainait l’était évidemment aussi. Certains de ces artistes étaient talentueux et leurs œuvres peuvent être assez puissantes. Nous avons nos propres Kipling et nos chefs-d’œuvre belliqueux dans la veine de La Charge de la brigade légère du poète britannique Alfred Tennyson. Même le poète épris de liberté Alexandre Pouchkine a composé deux ou trois hymnes impérialistes tonitruants – mais sans grande valeur, honnêtement.
Mais ces deux cents dernières années, la véritable force et le charisme de la culture russe ont été représentés principalement par des artistes anti-establishment, libéraux ou révolutionnaires. Je crois que les difficultés à s’opposer à la machine étatique, la résistance, ont produit une sorte d’énergie spirituelle spécifique qui, à mon avis, rend les classiques russes si précieux.
Aujourd’hui, cette dualité est encore très présente. Bien sûr, avec la modernité, un blogueur ou un rappeur a beaucoup plus de poids que, disons, un peintre ou un écrivain.
Quand je regarde l’abîme dans lequel la Russie est tombée, la seule chose qui me donne un peu de soulagement et un peu d’espoir réside dans le fait que la majorité des musiciens célèbres et talentueux, des stars de YouTube ou des écrivains sont du bon côté : contre le dictateur et son agression.
En parlant du dictateur et de ses sources d’inspiration littéraires, il est bien connu que Poutine croit beaucoup aux révélations du philosophe nationaliste Ivan Iline (1883-1954), qui a la réputation d’être un penseur fasciste car, dans les années 1930, il était un admirateur du Führer et du Duce. La conception d’Iline nous semblerait très dépassée et “XXe siècle” – il n’est question que de la grandeur de la nation russe, de sa mission sacrée en Eurasie et de la nécessité d’avoir un “bras fort”. C’est quelque chose que Poutine trouve évidemment stimulant. Il est lui-même quelqu’un qui est resté mentalement dans le siècle précédent, un lieutenant-colonel du KGB des années 1980 hypnotisé par le fait d’avoir des “superpouvoirs”.
Je ne pense pas que Poutine aurait écouté qui que ce soit [NDLR : avant d’attaquer l’Ukraine], y compris Iline. Le Poutine d’aujourd’hui pense probablement qu’il est en contact direct avec Dieu, qui le sortira miraculeusement du trou à rats actuel. C’est la seule explication que je puisse trouver à son entêtement après l’échec de sa Blitzkrieg. Au printemps, après la chute de Marioupol, il a eu l’occasion de se retirer en ne perdant la face qu’à moitié. Il n’a pas saisi cette chance. Il est peu probable qu’il en ait une autre.
Vous avez quitté la Russie en 2014, au moment de l’annexion de la Crimée, alors que beaucoup de vos compatriotes se réjouissaient. Dans quelle mesure cette année 2014 a-t-elle représenté un tournant dans votre perception de l’exercice du pouvoir par Poutine ?
J’ai quitté la Russie parce qu’il m’est apparu clairement que Poutine avait choisi de devenir un dictateur à vie. Le mouvement ukrainien ne lui a laissé aucune autre option. Une autre raison était celle que vous avez mentionnée – que la majorité de mes compatriotes ont soutenu ce crime. J’étais dégoûté. Et j’ai compris qu’avant que quelque chose ne change en Russie, il faudrait d’abord mener et gagner une longue guerre pour conquérir les cœurs et les esprits du peuple. Cette guerre se poursuit et la victoire est loin d’être acquise. Mais il n’y a pas d’autre moyen.
Vous parlez de victoire. Mais comment termine-t-on une guerre comme celle-là ? Par l’anéantissement de l’armée de Poutine ? Par des négociations ? Voyez-vous ce conflit durer encore longtemps ?
Je vois la victoire passer par une révolution en Russie. En fait, je ne vois pas d’autre possibilité. La révolution peut prendre la forme d’un coup d’Etat ou d’une révolte populaire, mais le règne de Poutine doit prendre fin.
La dictature s’effondrera un jour, comme toutes les dictatures. Ce sera comme en février 1917, lorsque les défaites militaires ont été suivies d’une implosion.
Quand cela peut-il arriver ? Comme je l’ai dit précédemment, beaucoup dépendra de la sagesse ou de l’imprudence avec laquelle le monde libre agira dans les deux directions cruciales : aider l’armée ukrainienne et affaiblir le soutien envers Poutine en Russie.
L’Eglise orthodoxe, et en particulier Kirill, le patriarche de Moscou, sert de justification morale à l’invasion de la Russie. Cela a-t-il du poids sur la population ?
Oh, ne faites pas attention à l’Eglise orthodoxe russe ! Son influence politique et son autorité morale sont négligeables. L’Eglise en tant qu’institution a été un serviteur docile de l’Etat depuis l’époque de Pierre Ier, pendant plus de trois cents ans. Elle a servi tous les dirigeants, même les communistes, sans aucun scrupule. En Russie, personne ne se soucie vraiment de ce que dit Kirill. En fait, cela ferait sensation si l’homme disait un jour quelque chose qui sort de la ligne de la rhétorique officielle. Mais il ne le fera pas. Pas avant que le régime ne commence à tomber.
Certains de vos livres sont “cachés” en Russie : qu’est-ce que cela dit de l’état d’esprit du Kremlin ?
Des centaines d’auteurs, d’artistes, de journalistes ont été officiellement proclamés “agents étrangers”. Chaque vendredi, cette liste noire s’allonge. L’ironie de la chose, c’est que je n’ai personnellement pas reçu cette “distinction”, donc, à mon avis, les librairies et les bibliothèques qui font disparaître mes livres sont simplement prudentes, car je suis souvent calomnié dans les médias pro-Kremlin, mon nom a été retiré des affiches de théâtre, etc. Je m’en fiche, j’ai quitté la Russie il y a des années, ils ne peuvent rien faire contre moi. Mais pour ceux qui sont en Russie ou qui ont des liens étroits avec la Russie, cette attitude hostile est dangereuse et conduit souvent à des persécutions criminelles, comme dans le cas de mon collègue Dmitri Gloukhovski, qui est maintenant sur la liste des personnes “recherchées”. Qu’est-ce que cela dit du Kremlin ? Qu’il comprend très bien l’influence des intellectuels publics et prend au sérieux leur position antiguerre. Ils sont nerveux.
Lequel de vos livres pourrait aider à comprendre ce qu’est l’âme russe ? Et comment la définiriez-vous, cette âme russe ?
Je ne pense pas que quelque chose comme “l’âme russe” existe. C’est quoi une “âme française” ? Une “âme luxembourgeoise” ? Si vous voulez parler de codes culturels, de mentalités nationales, j’aime jouer avec ce genre de clichés dans mes romans, c’est vrai, mais pas très sérieusement. Vous pourriez essayer L’Attrapeur de libellules (Presses de la Cité), c’est une histoire de stéréotypes.
Retournerez-vous un jour vivre en Russie ?
Non, je ne pense pas revenir. Ma Russie a sombré.